Pour Abdel, Halima, Bachir, et bien d’autres ; parce que ce qu’ils pensent m’importe beaucoup.

Pour Abdel, Halima, Bachir, et bien d’autres ; parce que ce qu’ils pensent m’importe beaucoup.
Je suis iranienne, et je vis en Iran.
Depuis quelques mois, j’essaie de consulter régulièrement la toile française pour lire ce qui s’y écrit sur les événements récents dans mon pays. Souvent, à la suite des articles, je trouve des commentaires, envoyés par des lecteurs avec des prénoms arabes, qui remettent en question, soit la réalité et l’ampleur de la contestation en Iran dans la version relayée par les médias occidentaux, soit l’indépendance et la nature populaire et démocratique de ce mouvement.
Cela me blesse profondément !
Avec nos amis arabophones et/ou musulmans, nous avons une histoire commune. Nous avons vécu ensemble des épisodes de prospérité et de gloire, ainsi que des périodes de souffrance et d’obscurité. Lorsqu’à cause de la folie de dirigeants arrogants et brutaux, des guerres ont éclaté entre nous, nos peuples ont su oublier les atrocités et rétablir des relations pacifiques et harmonieuses. Nous partageons souvent le même alphabet, et nos langues se sont grandement influencées. Une majorité d’entre nous ont la même foi en un Dieu miséricordieux, et ont su souvent montrer la même grande tolérance envers d’autres croyances.
Qui d’autre, que nos amis arabophones et/ou musulmans, peut mieux comprendre que nous tous, originaires et habitants de pays souffrant du totalitarisme, de la corruption, et de l’obscurantisme, nous valons mieux que cela ? Que nous n’aspirons qu’à la liberté, à la justice, à la prospérité, et avant tout cela, à la dignité, qui nous ont souvent été refusées, voire dont nous avons été dépouillés, soit par des puissances étrangères, soit par nos propres dirigeants, quand ce n’était pas par les deux réunis.
Moi aussi, je pense que les prises de position des états occidentaux sur ce qui se passe dans les pays du tiers-monde sont en grande partie motivées par des intérêts économiques et géopolitiques ; que le colonialisme et l’impérialisme sont encore et toujours présents dans les idéologies dominantes de ces États ; que l’argument du droit d’ingérence humanitaire a souvent été utilisé à des fins politiques et militaires ; qu’il y a toujours eu et qu’il y a encore de nombreux régimes totalitaires et autres dictatures du Sud soutenus par les démocraties du Nord ; que face aux conflits régionaux ces démocraties arbitrent parfois injustement et en fonction de leurs propres intérêts ; et que la démocratie dont l’Occident se dit le garant est loin d’être parfaite. Mais n’est-ce pas aussi le cas que bon nombre de citoyens de ce même Occident pensent la même chose ?
Tout cela, ne justifie pas certaines de vos réactions que je trouve, sinon hostiles, pour le moins étonnamment froides. Vous qui suivez de si près l’actualité iranienne, au point de juger les articles des journalistes de la presse française, vous avez tous vu et entendu l’espoir, la conviction, et l’allégresse des Iraniens qui réclamaient le changement lors de la récente campagne présidentielle. Vous avez tous vu et entendu leur stupéfaction après l’annonce des résultats des élections dont ni la forme ni le contenu ne pouvaient signifier autre chose qu’une sinistre farce. Vous avez tous vu et entendu le raz de marée humain qui est descendu dans les villes iraniennes. Vous avez tous vu et entendu avec quelle sérénité ils ont manifesté leur indignation. Vous avez tous vu et entendu comment des mercenaires brutaux en civil, épaulés par des forces soi-disant de l’ordre, ont commis les pires violences sous les yeux effrayés des citoyens qui croyaient voir un cauchemar. Vous avez tous vu et entendu des témoignages de victimes d’emprisonnement arbitraire, de torture, et de viol, ainsi que les appels à l’aide de leurs familles. Vous avez tous vu et entendu ces spectacles télévisés sordides au cours desquels les regards terrifiés des hommes et des femmes en disaient beaucoup plus long que leurs confessions absurdes.
Dois-je vous le rappeler ? C’est avec la planète entière que vous avez vu l’agonie et la mort d’une jeune femme qui n’avait comme tort que d’être là où il ne fallait pas être à ce moment précis.
Me diriez-vous que je ne répète que la propagande des médias et des organisations humanitaires occidentaux ? Je vous demande alors comment cela se fait que vous trouvez ces mêmes médias et organisations humanitaires crédibles lorsqu’ils rapportent les crimes commis par des occupants et des oppresseurs en Palestine, en Iraq, en Afghanistan, en Tchétchénie, et au Xinjiang ? Je vous demande alors comment cela se fait que vous criiez au scandale lorsque les journalistes se voient interdits de travailler dans ces régions, mais que vous soyez restés silencieux lorsque, une semaine après les élections, le gouvernement iranien a simplement expulsé les journalistes étrangers de l’Iran ?
Le débat sur la partialité des médias est certes légitime. J’y participerai avec vous volontiers le jour où les dizaines de journalistes iraniens emprisonnés seront enfin libres d’exercer leur travail. Mais pour le moment, je dois l’avouer, je n’ai pas cet engagement qui vous permet de critiquer les journalistes à des milliers de kilomètres de Téhéran.
Mes chers amis, je ne vous en veux pas. Je me console en pensant que vous subissez vous-même de grandes injustices, et que cela vous fait perdre votre générosité et votre solidarité. Le malheur rend cynique.
Que vous me croyiez ou pas, je vous donne quand même la nouvelle. Le peuple iranien s’est soulevé contre ses dirigeants. Il veut prendre son destin en main. Ce n’est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière fois non plus. Ca fait au moins un siècle qu’il manifeste la volonté de retrouver sa dignité. Je ne sais pas quand ce mouvement atteindra son but. Mais, j’en suis sûre, ce jour là, vous serez les premiers avec qui le peuple iranien voudra partager son bonheur.
La lettre écrite par une professeur à Téhéran

1 Response to "Pour Abdel, Halima, Bachir, et bien d’autres ; parce que ce qu’ils pensent m’importe beaucoup."

  1. Behrooz says:

    Merci; un beau texte plein de sentiments , bravo la prof!

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